Il fut un temps où le cocktail, le vrai, la formule historique, n’était guère plus qu’une boisson pour petit matin blême, ingérée à domicile dans l’espoir que tout aille mieux. Et puis il s’est introduit dans les tavernes et les hôtels, où il acquit petit à petit ses oripeaux, ses fioritures, ses petites gouttes de liqueur, ses verres à pied, ses twists qui le rendaient so fancyOn ne retrouvera bien entendu jamais l’hypothétique premier barman qui répondit à la pression de la populace et se mit à servir ce médicament dans son établissement. Par contre, on connaît le profil de ceux qui se prirent d’amour pour leur remontant maison et en firent la vedette de toute visite au bar. Aux Etats-Unis de la première moitié du 19e siècle, on les appelait les sportsmen.

La plupart d’entre eux n’étaient cependant pas des sportifs. Un sportsman, voyez-vous, était un homme – c’était toujours un homme à une époque où seule la, euh, courtisane, pouvait accéder au bar, et seulement s’il avait mauvaise réputation – qui s’adonnait au plaisir du pari sportif, compris au sens large : sur le monde hippique, la boxe, les sauts du haut du pont de Brooklyn ou sur qui chasserait le plus d’innocentes bestioles. Il ne s’agissait pas de riches oisifs, non. Certains étaient parieurs professionnels ; la plupart exerçaient des professions à peine plus respectables : jockeys, avocats, journalistes, politiciens…

Leurs journées de travail étaient flexibles et leur désir de passer la soirée à la maison plutôt limité. Ils se retrouvaient donc dans des bars tenus par d’autres sportsmen – Jerry Thomas était un parieur qui servait ses semblables. On imagine sans peine que, parfois, ils finissaient par miser quelques ronds sur celui qui boirait le plus tout en restant droit. Ce sont en tout cas leurs deniers qui ont sponsorisé les efforts créatifs des bartenders d’alors ; c’est par leurs lèvres que passèrent les premiers Fancy Cocktails, Crustas ou Smash. C’est peut-être même eux qui applaudirent le premier Julep servi dans une timbale d’argent – car ils savaient que seule la dépense inutile est une dépense satisfaisante. Et puis, au fil des ans, même les imprésentables aux horaires flexibles durent se soumettre à l’organisation de la révolution industrielle. Le sportsman changea de peau ; le barman se fit homme d’affaire ; les cocktails se civilisèrent, la clientèle avec. Mais c’est une autre histoire, comme le veut le cliché.

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