C’est à l’occasion du dernier Mondial de la Bière que Carrefour a dévoilé, lors d’une conférence officielle, son partenariat avec le distributeur Néodif concernant l’introduction sur le marché français d’une brasserie américaine dénommée Noble Rey Brewing. En effet, le distributeur nantais a signé un accord de 10 ans pour distribuer la marque du brasseur texan en Europe… et Carrefour a signé un deal lui assurant l’exclusivité des bières proposées. Décryptage

Il faut dire que la brasserie Noble Rey s’est faite remarquer pour le design de ses canettes qui, lorsque ces dernières sont empilées l’une sur l’autre, dévoile une illustration complète ; le côté pile complétant le côté face de la canette. C’est fun, c’est beau et sur ce coup là, ils ont fait fort, quand on voit les canettes disposées dans un rayon, ça en jette. Noble Rey s’est aussi distinguée en novembre dernier en produisant la bière “Eagles Tears” avec une canette arborant un aigle pleurant et la mention “#PHILLYSUCKS” en réponse à la bière “Dallas Sucks” de la brasserie Weyerbacher. Deux bières qui symbolisent la rivalité entre les clubs de la NFL : les Cowboys de Dallas et les Eagles de Philadelphie.

La bière étiquette 2.0

Sur le papier, y’a pas à dire, voir arriver une brasserie craft américaine en France avec des canettes au design innovant et produisant de bonnes bières est très excitant. Oui mais… il y a un “mais” et même un gros “MAIS”… lors de la conférence, nous apprenons dans un premier temps que les recettes des deux premières bières introduites chez Carrefour ont été “modifiées” pour convenir au goût des consommateurs français. Sans nous expliquer bien évidemment ce qu’est le “goût des consommateurs français”. A cela, nous apprenons aussi que la bière n’est pas brassée au Texas, mais en Belgique tout simplement. Et c’est là que la pilule est difficile à avaler, on nous vend de la “craft américaine”, on joue sur l’image des bières artisanales produites aux Etats-Unis pour au final nous servir des bières brassées chez nos voisins belges. Pas très transparent tout ça.

Une histoire de terroir et non de recette

Là où Carrefour et Néodif font fausse route, c’est qu’ils n’ont pas compris que le terroir est aussi important dans la bière que n’importe quel autre production agro-alimentaire. La culture du houblon aux Etats-Unis n’est pas la même qu’en Europe. La richesse des variétés américaines présentent une palette aromatique encore très peu développée en Europe où la culture du houblon s’est résumée à développer la propriété amerisante pour répondre aux besoins des industriels. Avec la révolution craft qui s’est opérée depuis plus de 20 ans aux Etats-Unis, la culture du houblon s’est développée et intensifiée. Aujourd’hui, en France, comme en Europe, nous en sommes qu’aux prémices et il faudra du temps pour que la culture du houblon s’y développe et surtout pour que nous retrouvions la même diversité qu’outre-atlantique. Et si aujourd’hui, avec les recettes dites “open source” provenant des US traversent aussi vite que les 0 et 1 par la voie de l’internet, la culture du houblon va mettre des années à se mettre en place (il faut environ 3 ans pour avoir une houblonnière productive). Il sera très compliqué aux néo-houblonniers de suivre les besoins des néo-brasseurs qui souhaitent reproduire ce qui se fait de mieux aux US sans avoir à supporter les coûts d’importation des matières premières.

Une bière belge. Point

En faisant brasser ses bières en Belgique, Néodif efface toute notion de terroir que l’on peut attribuer à une bière (profil de l’eau, du malt et du houblon utilisés). Techniquement, il est possible de reproduire le même profil de bière, en important le malt et le houblon (si on y met le prix) et avec un modificateur d’eau, on peut aussi tenter de reproduire le même profil d’eau qui coule à Dallas. Cependant, pour Néodif -et surtout pour Carrefour- l’important ici n’est pas de reproduire la qualité de la bière mais bien de produire une bière à bas coût lui permettant ainsi de sortir une bière affichant un prix compétitif dans les rayons. Et c’est là que la phrase “nous avons adapté les bières au goût des consommateurs français” prend tout son sens. Ils n’ont pas adapté les bières pour faire plaisir au palais du français lambda, ce qui n’aurait aucun sens. Ils ont adapté les recettes pour utiliser les matières premières disponibles en Belgique pour pas cher ! Exit le houblon aromatique et le malt des Etats-Unis, et bonjour le houblon amerisant et le malt européens produits en masse localement. Le résultat obtenu n’étonne pas au final, nous avons deux bières présentant un ton aromatique porté sur le caramel, le malt, le résineux et un côté herbeux apporté par le houblon utilisé. Une dégustation à l’aveugle nous orientant donc vers un bière classique belge.

Une blague qui tombe à l’eau…

Modifier les recettes pour “s’adapter aux consommateurs français” provoque une situation cocasse quant à l’introduction des bières de la brasserie Noble Rey. En effet, le nom de leur light lager “sex in a canoe” correspond à de l’argot américain qualifiant les bières très légères en alcool et en densité. La blague étant porté sur le fait que les bières légères sont “fucking close to water”, le mot “fucking” ayant un double sens dans cette phrase, on aura vite compris le jeu de mot. Dans notre cas, la recette étant adapté “aux goûts des consommateurs français”, elle se retrouve avec un corps plus riche, plus épais avec un final caramel ce qui l’éloigne des propriétés initialement attendues.

Mais alors, qu’est-ce qu’on boit ?

L’association des forces du mal entre Carrefour, Néodif et Noble Rey ne fait que commencer, leur contrat ayant une durée de 10 ans, nous avons bien peur que la mascarade n’en est qu’à ses débuts. C’est au consommateur que reviendra le choix final mais nous ne sommes ici que pour vous informer de ce qu’il se passe dans les rayons des grand magasins. Une chose est sûre, si vous cherchez vraiment à découvrir le goût de l’Amérique, préférez les bouteilles qui sont dans le rayon, juste à côté, avec les marques telles que Stone Brewing, Sierra Nevada, Brooklyn Brewery, voir Lagunitas (Heineken) et Goose Island (AbInBev) si l’indépendance des brasseries n’est pas un de vos critères de choix. La bouteille coûtera en moyenne 50 centimes plus chère mais vous aurez l’assurance que cette dernière a vraiment été brassée aux US avec des matières premières locales. Si c’est le design des canettes qui vous intéresse, alors allez-y, faites vous plaisir, cependant sachez que pour 1 euro de moins, vous pouvez vous achetez n’importe quelle bière belge de grande consommation qui sera du même acabit…